[Entretien Giorgio Giovannini - Mobilidée ] « Après l’avoir expérimenté avec succès, les entreprises vont peut-être recourir davantage au télétravail »

[Entretien Giorgio Giovannini - Mobilidée ] « Après l’avoir expérimenté avec succès, les entreprises vont peut-être recourir davantage au télétravail »

 

La crise liée au Covid-19 a contraint les entreprises à recourir massivement au télétravail. Elles pourraient désormais l’intégrer dans leur plan de mobilité*, espère Giorgio Giovannini, spécialiste des questions de mobilité. Ce qui aurait un impact important sur la fluidité du trafic à Genève.

La crise liée au Covid-19 a sérieusement ralenti l’économie et donné un coup de frein brutal aux déplacements. Comment penser la mobilité dans cette phase de redémarrage ? Et quelles sont les bases d’un bon plan de mobilité ? Giorgio Giovannini, directeur de l’entreprise Mobilidée et spécialiste des questions de mobilités dans les entreprises, fait le point.

 

-Quels impacts la crise a-t-elle eu sur la mobilité dans les entreprises?

-G.G. Une conséquence spectaculaire de la crise est celle de la « démobilité », les gens ne se sont presque plus déplacés. Pendant deux mois, nous avons ainsi eu moins de sollicitations pour la gestion de la mobilité de l’entreprise. Maintenant que nous sommes dans une phase de redémarrage, nous recevons des appels pour savoir comment organiser, de manière transitoire, un déplacement pendulaire des collaborateurs afin que tout le monde ne soit pas présent en même temps. Les entreprises choisissent en général le modèle « 1 semaine en présentiel /1 semaine en télétravail » pour diminuer par 2 la présence des collaborateurs. Dans ce cadre, elles nous demandent comment organiser ce mode de management, sachant que parmi ceux qui viennent chaque semaine, certains ont une place de parking, d’autres pas. Cela revient donc à savoir comment faire pour que les collaborateurs puissent venir en voiture individuelle et comment distribuer les places à disposition. C’est évidemment un peu contre-intuitif pour un plan de mobilité, mais cela s’explique par la situation.

 

-Pensez-vous que des changements, en termes de mobilité, vont avoir lieu suite à cette crise ?

-G.G. Il y a eu une plongée immédiate et généralisée dans le télétravail. Les entreprises n’ont pas eu le choix et ont vécu une expérimentation forcée. Cela pourrait changer fondamentalement la philosophie de certaines d’entre elles. En effet, depuis quinze ans, nous essayons d’introduire le télétravail dans nos plans de mobilité, estimant que la meilleure mobilité est celle qui ne se fait pas. Alors même que le télétravail est très efficace et productif, nous nous sommes très souvent heurtés à des cultures d’entreprise qui s’y opposaient. Cette expérimentation, notion fondamentale pour tout changement, va peut-être faciliter cette brique du plan de mobilité, largement mise de côté par les sociétés. Après l’avoir expérimenté avec succès, les entreprises vont peut-être recourir davantage au télétravail.

Si ce chainon manquant pouvait être mis dans le collier, il produirait des effets très concrets et aurait une répercussion significative sur le trafic.

 

-Quelle pourrait être concrètement la répercussion du télétravail sur le trafic ?

-G.G. Dans nos enquêtes, nous remarquons que les employés plébiscitent le télétravail dit occasionnel, à savoir un à deux jours par semaine. Si les entreprises entraient dans cette logique, cela occasionnerait 20% à 40% de circulation en moins, ce qui est énorme. Pour preuve : on dit souvent qu’à Genève, il suffirait de baisser de 7% le trafic motorisé pour retrouver une fluidité de la circulation. Reste ensuite un nécessaire effet de lissage pour éviter que tout le monde fasse du télétravail en même temps.

 

-Vous dites que la question du télétravail est souvent mise de côté. Comment est-ce que cela se traduit dans vos relations avec les entreprises ?

-G.G. Dans notre enquête de mobilité, il y a un corpus de questions sur télétravail. Or six fois sur dix, les entreprises ne veulent pas que ces questions soient intégrées dans notre questionnaire. Si les dirigeants ne veulent pas entendre parler de télétravail, ils ont la bonne intuition d’enlever ces questions, car la demande est énorme de la part des collaborateurs : généralement entre 80 et 90% d’entre eux souhaitent pouvoir en faire. Le blocage vient donc des hiérarchies qui n’autorisent pas le télétravail, l’assimilant à du temps libre. Or ce n’est absolument pas le cas, les employés sont souvent plus productifs et efficaces en télétravail (ndlr : plusieurs entreprises ont témoigné en ce sens ces dernières semaines, notamment sur Léman Bleu).

 

-Cela dit, la crise a montré qu’il n’est pas toujours facile de travailler à la maison, surtout avec des enfants…

-G.G. C’est vrai, et particulièrement à Genève où les logements sont petits. Mais le télétravail peut s’entendre dans un tiers lieu, raison pour laquelle il y a un boom des espaces de coworking. En Suisse, où les logements sont contraints, on devrait plus se tourner vers cette solution.

D’ailleurs, certaines entreprises qui obligent le télétravail une fois par semaine financent une place de coworking ou octroient un crédit de coworking pour que l’employé puisse aller un certain nombre de fois par an dans un tel espace.

 

-On oublie souvent que la mobilité des collaborateurs a aussi un coût pour les entreprises. Comment l’évoquez-vous avec elles ?

-G.G. Quand nous arrivons dans une entreprise, nous lui parlons des bonnes pratiques de la gestion de la mobilité. La première règle consiste à traiter tous les modes de mobilité sur un pied d’égalité. Pour l’illustrer, nous prenons l’exemple de la place de parking et expliquons qu’elle a toujours un coût, même si l’entreprise est propriétaire du terrain. Nous leur disons que, sans porter de jugement de valeur, le simple fait qu’elle offre des places de parking à ses collaborateurs constitue un avantage à la voiture. Et souvent les gens ne sont pas conscients qu’une place a une valeur économique. Il n’y a donc aucune raison objective que l’entreprise n’offre pas au moins la même chose à ses collaborateurs qui ne les utilisent pas.

La démarche est plus simple quand la société loue une place et l’offre à ses collaborateurs, car elle perçoit immédiatement la valorisation de la place (elle pourrait valoriser son terrain différemment, p.ex. en agrandissant ses espaces de stockage, avec une meilleure valeur ajoutée par mètre carré).

Certaines décident alors d’offrir la même somme aux non-automobilistes. Le problème, c’est que cela leur revient plus cher. Nous leur suggérons alors que, au lieu d’offrir l’intégralité des 150 francs que coûte par exemple la place, ils fassent payer 75 francs et offrent l’autre moitié. Les montants ainsi dégagés sont redistribués aux autres. Cette manière de procéder a un autre effet bénéfique : quand vous mettez un prix, vous intégrez la valorisation économique. En résumé, cela permet de créer un plan de mobilité, d’avoir un effet dissuasif pour la voiture et de favoriser les autres moyens. C’est à la fois incitatif, désincitatif et cela construit un écosystème intelligible.

 

-Que pensent les employés de tels plans de mobilité ?

-G.G. Le plus souvent, les plans de mobilité émergent soit de la part du facillity manager soit du département des ressources humaines, ces dernières cristallisant l’ensemble des mécontentements liés à la mobilité (insatisfaction par rapport aux manques de places de parc, p.ex.). Nous traitons aussi ces éléments de mécontentement pour que la situation soit plus sereine après la mise en place du plan de mobilité tant pour l’employeur que les employés. Il faut dire que la base d’un plan de mobilité consiste à organiser les choses de manière à éviter les frustrations.  Nous menons une enquête de suivi pour connaître les effets de ce plan.

 

-Quels sont les principaux leviers d’actions pour mettre sur pied un plan de mobilité? 

-G.G. Ce n’est lorsque nous avons démarré (ndlr Mobilidée a été créée en 2004) que nous devions convaincre les entreprises, car les gens n’en voyaient pas l’utilité. A l’époque, il s’agissait davantage d’une approche en lien avec la mobilité durable ayant un impact positif pour environnement. Maintenant, la demande et la culture sont là. Ce qui motive le plus souvent ces plans, ce sont les contraintes de stationnements : soit l’entreprise s’agrandit, soit elle déménage à un endroit où le ratio place/collaborateurs est plus faible.

Du moment que nous engageons cette discussion, nous essayons de prendre du recul et ne pas nous concentrer uniquement sur les places de parking, en montrant que la problématique est plus large et en la tournant de manière positive : un plan de mobilité ne doit pas apparaître comme une punition, mais comme quelque chose d’inspirant. Il s’agit d’une proposition complémentaire de l’employeur à ses employés afin de faciliter leurs déplacements.

On pourrait imaginer qu’à l’avenir, suite à cette crise, un nouveau déclencheur pour les plans de mobilité sera le souhait de l’entreprise de mettre en place le télétravail de façon plus généralisée, plutôt que le manque de places de parking.

 

-Et quels sont les principaux freins ?

-G.G. De la même manière que le stationnement est le vecteur de cette démarche, les entreprises qui n’ont pas ce problème ne pensent pas aux plans de mobilité. Or le parking n’est pas la seule raison d’en établir un. Les plans de mobilité ont toujours une composante environnementale et sociale, ainsi qu’un impact sur l’image de l’entreprise et sur la marque employeur. Ils ont donc de nombreuses externalités positives.

 

*Un plan de mobilité est un ensemble de mesures qui vise à optimiser et augmenter l'efficacité des déplacements des collaborateurs d'une entreprise afin de diminuer les émissions polluantes et de réduire le trafic motorisé individuel.

 

Les transports pendant la crise

Pendant la crise, la population était momentanément encouragée à éviter les transports publics lorsqu’elle le pouvait, alors que d’ordinaire elle est incitée à les utiliser.

Les autres alternatives à la voiture ? « Le vélo, la marche et les autres formes de micromobilité, telle la trottinette. Cette crise est aussi l’occasion de repenser ses déplacements : le vélo (classique, cargo, électrique) est très pertinent lorsque l’on habite à moins de dix kilomètres de son lieu de travail. Si l’on vient de plus loin, on peut imaginer une formule « P+ Bike » : se rapprocher en voiture, puis prendre le vélo. Ce type de parking relais n’est pas encore très usité, car les automobilistes n’y pensent pas, mais peut constituer une solution intéressante », poursuit Giorgio Giovanni. Il tient également à rappeler la grande efficacité des transports publics. « Il faut continuer à les utiliser, notamment pendant les heures creuses et en portant un masque. »

Que penser du co-voiturage ? Il permet certes de se déplacer en ayant moins de monde autour de soi, mais en étant confinés à plusieurs dans une voiture. Pendant la crise sanitaire, il est donc assorti de recommandations : « Etre deux au maximum, s’asseoir en quinconce (le passager se met derrière, dans la diagonale du conducteur) et porter un masque (en France, c’est obligatoire, comme pour les transports publics) ».

Et Giorgio Giovannini de conclure : « L’idée est de trouver le meilleur de chaque mode, car chaque mobilité a ses avantages. »

 

Pour en savoir plus sur mobilidée: https://mobilidee.ch/

Lien vers le prochain atelier Génie.ch sur le thème du télétravail et de la mobilité dans les entreprises

Entretien et rédaction réalisés par Aline Yazgi pour l'équipe Genie.ch (publication le 4.06.20)

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Auteur de la page

Rédaction

Modérateur

David Martin

Associé