[Entretien Antonios Koumbarakis - PwC] "Un passage à un modèle circulaire peut mener à des économies substantielles"

[Entretien Antonios Koumbarakis - PwC]

Une étude sur la circularité donne de nombreux exemples réalisés dans des entreprises helvétiques et explique la raison pour laquelle la Suisse doit mettre la circularité sur l’agenda de ses thèmes prioritaires. Interview de l’un de ses deux auteurs principaux.

Dans leur rapport conjoint intitulé “Circularity as the new normal”, PwC et le WWF appellent de leurs vœux la Suisse et ses entreprises à sortir de la logique économique linéaire (extraire, fabriquer, consommer, jeter) pour passer au modèle circulaire. Autrement dit, ils leur demandent d’adopter un système dans lequel l’utilisation de matière première et d’énergie sur l’ensemble du cycle de vie est réduite autant que possible et les matières, y compris ce qui pourrait être considéré comme des déchets, sont réutilisées au maximum. Car si la Suisse est une championne du recyclage, c’est aussi l’un des pays au monde qui génère le plus de déchets. Encore faut-il ensuite les réutiliser, ce qui est encore peu le cas (*voir encadré « La Suisse valorise 13% de ses déchets »).

Interview avec Antonios Koumbarakis, l’auteur principal chez PwC de cette étude :

-Votre entreprise avait déjà écrit des documents sur la finance durable, le réchauffement climatique ou encore la perte de biodiversité. Pourquoi aujourd’hui un rapport sur l’économie circulaire ?

- Antonios Koumbarakis Chez PwC, nous pensons que l’économie circulaire va jouer un rôle extrêmement important dans la transformation vers un monde plus durable. Quant à la question des déchets, elle n’est pas résolue dans une économie linéaire. Il faut donc aller au-delà de la thématique du recyclage.

-Quel est votre objectif avec ce rapport ?

-A.K. Nous avons donné de nombreux exemples tirés de la pratique pour montrer concrètement comment il est possible pour une entreprise d’adopter un modèle plus durable grâce à différents types de stratégies, notamment en utilisant moins de ressources et en permettant d’allonger la durée de vie des produits (**voir encadré « Les quatre stratégies circulaires »).

-Désirez-vous aussi passer un message ?

-A.K. Oui, notre message est de dire que même si la circularité n’est pas encore inscrite comme une thématique prioritaire dans l’agenda des décideurs politiques et économiques suisses, il est fondamental de sortir de l’économie linéaire, car l’approche traditionnelle, qui continue à produire des nouveaux objets et à utiliser de l’énergie fossile, a un impact négatif sur l’environnement. Ce n’est qu’en allant vers la circularité que la Suisse pourra atteindre les objectifs climatiques qu’elle s’est fixés, mais aussi répondre aux engagements de l’accord de Paris ou de l’Agenda 2030. Nous voulons donc aider à cette prise de conscience.

-Imaginons que l’entreprise Alpha désire entamer une démarche vers la circularité. Par où Alpha devrait-elle commencer ?

-A.K. Elle doit commencer par comprendre où elle se trouve : quels matériaux elle utilise, où elle les achète, est-ce ces matériaux sont durables, est-il possible de les substituer par des produits plus respectueux de l’environnement, quelles ressources pourraient devenir circulaires, etc. La durabilité doit être pensée sur tout le cycle de vie du produit et introduite dans les processus opérationnels dès le tout début. Selon une étude européenne, jusqu’à 80% des déchets d’un produit sont déterminés durant sa phase de conception. Ce chiffre montre qu’il faut s’intéresser à toute la chaîne de valeur et que l’écodesign est particulièrement important.

Ensuite, les initiatives que doit prendre Alpha dépendront de son secteur d’activité et du type de stratégie elle veut adopter. Pour s’aider, elle peut faire des liens avec la taxonomie européenne qui propose une classification des activités économiques pouvant être considérées comme durables et qui établit six objectifs environnementaux, dont la transition vers l’économie circulaire.

Certaines sociétés sont plus exposées que d’autres. Ainsi, un horloger dont les montres sont destinées à être transmises d’une génération à l’autre est plus proche d’un modèle circulaire qu’une autre qui les fabrique en plastique, avec une durée de vie limitée. L’industrie textile est pour sa part encore presque intégralement dans l’économie linéaire.

 

-Mais de manière générale est-ce plus facile de commencer par un département plutôt qu’un autre?

- A.K. Il s’agit d’une décision managériale. Il est certes possible d’avoir des pilotes dans certains cas (par exemple de transformer ses déchets alimentaires en biofuel) mais de manière générale, il convient de considérer toute la chaine de valeur de la société, car chaque élément est relié aux autres. C’est donc une démarche globale dont doit se saisir la direction générale.

-L’entreprise devrait-elle s’entourer de partenaires externes pour entreprendre ces démarches ?

-A.K. L’entreprise doit d’abord comprendre le sujet de la circularité puis penser à la stratégie qu’elle veut ou peut mettre en œuvre. Elle peut ensuite chercher de l’aide extérieure pour la guider, l’aider à se poser de bonnes questions et l’accompagner dans cette démarche.

 

-Est-ce coûteux pour une entreprise d’entamer cette démarche ?

-A.K. C’est une question récurrente ! Oui, lorsque l’on entame la démarche et que l’on repense tous ses processus, cela engendre des coûts. Mais ensuite, l’entreprise économise, notamment parce qu’elle utilise moins de matériaux. Et les économies peuvent être très substantielles. Sans compter que la circularité amène d’autres avantages (liés à des chaînes d’approvisionnement plus courtes), fait naître des opportunités et permet de diminuer certains risques futurs liés à l’économie linéaire (dépendance envers des ressources limitées, pertes de clients sensibles aux questions environnementales, etc.).

 

-Qui dit opportunité dit aussi création de nouvelles sociétés…

-A.K. Oui, de nouvelles sociétés vont se créer, en lien avec les enjeux de la circularité. On peut penser à la réparation de chaussures, à la création de nouveaux vêtements sur la base d’habits de deuxième main, mais aussi aux domaines des énergies alternatives et circulaires que sont par exemple le bio-éthanol ou l’hydrogène. La crise liée au Covid nous fait aujourd’hui sous-estimer la création d’emplois qui sera liée à cette transformation vers une économie circulaire.

 

-Arrivez-vous à quantifier le nombre de nouveaux emplois liés à cette transformation ?

-Il est difficile de quantifier exactement ce nombre, car cela dépend aussi de l’ampleur des plans de reconversion des différents pays. Dans l’étude, nous avons estimé qu’environ 100'000 emplois pourraient être créés, sans compter les bénéfices indirects supplémentaires qui se traduiront par une réduction de pollution, ce qui conduira à des coûts de santé moindres, et par davantage de production indigène.

 

-Quelles sont les principales difficultés face à cette transition vers une économie circulaire ?

-A.K. Les gens doivent reconsidérer leur manière de vivre et sortir de la pensée d’un système linéaire afin que le modèle circulaire devienne la nouvelle normalité. Il s’agit de faire comprendre les raisons de ces changements. Avec notre rapport, nous voulons aider à amorcer cette réflexion, mais aussi donner des exemples concrets et des outils afin que la Suisse puisse s’engager sur cette voie.

-Le rapport thématise cinq secteurs: l’alimentaire, le textile, la finance, le secteur pharmaceutique et l’horlogerie. Pourquoi les avoir choisis, en raison de leur poids dans l’économie helvétique ou parce que vous pensez qu’ils sont plus mûrs pour opérer une transition vers un système circulaire?

-A.K. Ils ont été développés en raison de leur importance pour l’économie suisse, et parce que nous voulions donner de nombreux exemples concrets. Or ils ont entrepris des démarches très intéressantes. Concernant la finance, outre son poids dans notre économie, elle joue un rôle particulièrement important dans la transition, car elle permet de financer cette dernière et d’investir dans les secteurs les plus prometteurs.

-Quels sont les secteurs qui ont le plus de potentiel ?

-A.K. Tous les secteurs ont un potentiel, cela dépend de leurs priorités. Ceux pour qui il est probablement le plus facile d’opérer ce tournant sont les secteurs du recyclage et de la gestion des déchets.

-Vous n’avez pas évoqué la construction. Pourtant, elle produit plus de 80% du volume des déchets en Suisse…

-A.K. Oui, la construction a aussi un grand potentiel ! Nous n’avons simplement pas pu traiter de toutes les activités. Tous les secteurs peuvent et doivent agir. Et même si l’économie doit agir en priorité, nous devons tous faire quelque chose.

-A quoi pensez-vous ?

-A.K. Avec la crise liée au Covid, et notamment lors de la fermeture des magasins d’habits, les gens ont beaucoup acheté en ligne. Or la moitié des vêtements neufs qui sont renvoyés aux plateformes de vente sont brûlés, il faut penser à cela ! D’autant qu’en Suisse, les gens ont en moyenne 118 habits dans leur garde-robe et en achètent 60 nouveaux par an, alors que 40% de leurs vêtements sont portés moins de quatre fois, voire pas du tout.

-On a beaucoup parlé des entreprises. Attendez-vous quelque chose de particulier des autorités?

-A.K. Le gouvernement doit venir avec des conditions-cadres et des incitations pour encourager cette transition. Les politiciens et régulateurs européens ont inscrit la circularité à leur agenda, et l’Europe a déjà mis en place toute une stratégie et des plans d’actions pour aller vers une économie circulaire. La Suisse fait des pas dans la bonne direction, mais manque encore d’objectifs clairs et ambitieux pour aller vers la circularité et d’une législation encourageant un tel système économique. Il nous semble important de le dire et de suggérer une approche basée sur un bon équilibre entre actions volontaires, semi-régulées et imposées.

D’un point de vue réglementaire, il y a de nombreuses manières d’encourager la circularité, en rendant plus chers toute la chaine des déchets afin d’inciter les entreprises à les limiter dès le début ou en encourageant financièrement les entreprises qui repensent leur modèle d’affaires.

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*La Suisse valorise 13% de ses déchets

L’enjeu de la valorisation des déchets est de taille : au niveau mondial, le niveau de circularité est de 8,6%. En d’autres termes, plus de 90% des ressources naturelles ne reviennent pas dans la boucle et ne sont donc pas réutilisées, relève l’étude.

 Au niveau suisse, ce taux de circularité matérielle est légèrement supérieur : environ 13% des matières consommées en Suisse étaient issus de la récupération de déchets en 2018, selon une intéressante contribution de l’Office fédéral de statistique (Comptes de flux de matières ; Une première contribution de la statistique à la mesure de l'économie circulaire, juillet 2020).

Bonne nouvelle : cette part est en constante augmentation depuis 2000, année à laquelle elle s’établissait à 8%. Autrement dit, les flux circulaires augmentent plus vite que la consommation de matière première.

 Mauvaise nouvelle : « Même si l’ensemble des flux de déchets pouvaient être valorisés, ils ne couvriraient qu’un cinquième des besoins de matières de l’économie suisse. En d’autres termes, les flux de matières secondaires (issues du recyclage) ne peuvent que partiellement remplacer les flux de matières premières », indique l’OFS. Ce qui se traduit donc pas une poursuite des extractions de ressources naturelles. Pour augmenter le taux de circularité, il faudrait alors diminuer la consommation absolue de matières, « par exemple en remplaçant les énergies fossiles par des énergies renouvelables (soleil, eau, vent) ou en prolongeant la durée de vie des produits. 

 

**Les quatre stratégies circulaires

Le rapport met en lumière quatre stratégies pour aider les entreprises à se diriger vers une économie circulaire :

- Diminuer les cycles d’utilisation de ressources : réduire les quantités de matières et d’énergie par produit. Outre la matière ainsi économisée, un produit plus léger a moins d’impact environnemental lorsqu’il est transporté.

 - Fermer les cycles d’utilisation de ressources : s’assurer que tant les matériaux de production (et les ressources) que les produits finis sont recyclables et recyclés.

-Ralentir les cycles d’utilisation des ressources : utiliser les produits plus longtemps. « C’est potentiellement la stratégie la plus impactante d’un point de vue environnemental, mais aussi celle qui pose le plus grand défi en termes de mise en pratique, car elle nécessite de repenser de manière significative son modèle d’affaires en se concentrant sur la valeur plutôt que le volume et en passant de formes de consommation rapides à des formes plus lentes », détaille le rapport.

-Régénérer les cycles de ressources : utiliser des cycles et des organisations plus propres, en éliminant l’utilisation de substances toxiques et en augmentant le recours aux matériaux recyclables ainsi qu’à énergie renouvelable.

 

Entretien et rédaction réalisés par Aline Yazgi pour l'équipe Genie.ch (publication le 20.05.2021).

 

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