[Entretien Luc Trottier - Lutz Architectes] « Un bâtiment en bois a une empreinte carbone 70% à 80% inférieure à celle d’un bâtiment classique »

[Entretien Luc Trottier - Lutz Architectes] « Un bâtiment en bois a une empreinte carbone 70% à 80% inférieure à celle d’un bâtiment classique »

 

L’utilisation du bois dans la construction - secteur important en matière d’impact sur l’environnement - joue un rôle substantiel dans la transition énergétique. Son intérêt environnemental a été objectivé grâce à une étude récente.

Interview de Luc Trottier, architecte et directeur associé de Lutz Architectes, atelier basé à Givisiez et spécialisé depuis plus de 40 ans dans l’architecture durable. Il est l’un des co-auteurs, aux côtés de Violaine Magaud et de Denis Bochatay, tous deux de la société de conseil dans le domaine durable Quantis, d’une analyse environnementale sur l’utilisation du bois dans le bâtiment*.

Vous êtes l’un des co-auteurs du rapport sur l’utilisation du bois dans le bâtiment. Pour quelle raison l’Etat de Genève a-t-il décidé de commander un tel rapport ?

-Luc Trottier. Le service des forêts voulait mieux profiler la ressource naturelle forestière auprès de l’Etat. Il a ensuite souhaité faire profiter toute la population de cette étude, qui a aussi pour vocation une sensibilisation du grand public.

-Commençons tout de suite par la conclusion : peut-on dire que l’utilisation du bois est préférable aux matériaux plus classiquement utilisés, ou faut-il nuancer ?

-L.T. Il n’y a pas besoin de le nuancer : avec le bois, on arrive à un degré de performance en matière d’énergie grise bien meilleur. Lors de l’étude, nous avons proposé d’analyser chaque élément séparément, afin que les gens puissent faire leur « petite cuisine » et directement voir les impacts, ainsi que les potentielles économies, selon les matériaux utilisés et les éléments considérés. L’étude offre ainsi une sorte de bibliothèque avec les divers éléments d’un bâtiment : structure, couche d’isolation, cloisons, chapes, etc. Au final, les écarts sont considérables entre deux bâtiments, l’un tout en bois, l’autre tout en matériaux standards.

-Et qu’en est-il des bâtiments mixtes (combinaison de matériaux classiques et en bois) ?

 - L.T. Si la structure est en bois, mais l’isolation, l’enveloppe et les finitions sont en matériaux standards, la performance est moins bonne. Elle reste toutefois meilleure qu’un bâtiment conventionnel avec une structure en béton. En réalisant une étude théorique, il est possible d’imaginer le meilleur du meilleur. Dans la pratique, il est difficile de faire à chaque fois les bons choix, pour des questions de coûts, d’entretien ou simplement de méconnaissance, raison pour laquelle l’étude veut aider les gens à connaître les impacts de chaque élément.

-Comment avez-vous choisi les matériaux présentés dans cette étude ?

- L.T. Nous sommes restés sur deux scénarios : d’une part les bâtiments privilégiant les biomatériaux (structure bois, isolation en fibre de bois, etc.) et d’autre part les bâtiments standards (structure béton, chape ciment, isolation polystyrène, etc.). Pour la première option, nous avons considéré uniquement les matériaux facilement disponibles. Nous aurions pu prendre des matériaux plus écologiques, mais difficiles à trouver en grande quantité, et cela aurait eu moins de sens pour une étude qui se veut informative et utile.

-Vous dites que certains matériaux sont encore meilleurs. Lesquels ?

- L.T. Parmi les grandes tendances actuelles, on peut citer les bottes de paille. C’est une ressource aisément disponible et dont la mise en œuvre est facile, mais avec une utilisation plus large, on serait rapidement à court de matière première :  la Suisse en importe déjà de l’étranger (si la Suisse en produit trop peu, la France a un excédent de 25%).

On peut aussi parler d’isolant à partir de laine de mouton. En Suisse, il y a actuellement peu de débouchés à cette laine, qui est brûlée. C’est dommage, car c’est un matériau noble qui mériterait d’être utilisé par l’industrie textile. Comme cette dernière n’en veut pas, plutôt que cette laine soit un déchet, il vaut la peine de la valoriser et de la transformer en isolant. Toutefois, les surplus de laine ne permettraient pas de réaliser toute l’isolation nécessaire en Suisse. Il n’y avait pas de sens d’évoquer ce matériau dans une telle étude, car il faut que les gens puissent le trouver facilement.

-Quelle pourrait être la contribution du bois à la transition énergétique et à la décarbonisation de la Suisse ?

- L.T. L’utilisation du bois dans la construction est souhaitable d’un point de vue environnemental, et plus particulièrement en ce qui concerne le changement climatique. Le bois a une très faible énergie grise car il pousse avec la seule énergie du soleil. En outre, c’est une ressource renouvelable pour autant que la forêt soit replantée. Enfin, plus la durée de vie du bâtiment est longue, plus le bénéfice du bois est important. En effet, un bâtiment en bois stocke du carbone biogénique (càd provenant de l’absorption du CO2 atmosphérique par la plante durant sa croissance puis pendant toute sa durée de vie). Il agit ainsi comme un puits de carbone (1 tonne de CO2 par mètre cube de bois). En considérant le bénéfice climatique du stockage du bois, un bâtiment de soixante ans a une empreinte carbone 80% inférieure à celle d’un bâtiment classique.

-Quelle est l’utilisation du bois suisse ?

- L.T. Pour l’instant, un peu plus de la moitié de la croissance de la forêt est utilisée. La Suisse exporte à peu près autant de bois qu’elle en importe. Le bois destiné à l’exportation est toutefois moins travaillé que celui qui est importé. Cette valeur ajoutée échappe malheureusement à la Suisse 

-Pour quelles raisons importe-t-on du bois ?

- L.T. Si l’on transforme le bois en matériaux finis en Suisse, ceux-ci coûtent trop cher, en raison du coût de la main d’œuvre. Les scieries suisses sortent du bois de charpente, les déchets sont transformés en éléments dérivés (fibres, pellets), mais la moitié des troncs partent à l’étranger et leur transformation ne se s’effectue pas en Suisse où les capacités de production manquent. Heureusement, il y a quand même des entreprises qui le transforment ici, ou dans les régions frontalières (p.ex. en Allemagne où des sociétés fabriquent de la laine de bois à partir de bois suisse).

-Et même avec du bois provenant de l’étranger, le bilan est toujours positif ?

- L.T. Cela dépend de la provenance et du mode de transport. Il est clairement positif si le bois provient de pays limitrophes ou européens avec des moyens de transport les plus durables possibles. S’il provient de Finlande et s’effectue majoritairement en train, avec les derniers kilomètres en camion, l’augmentation de l’indice carbone est de l’ordre de 50% à cause du transport (énergie grise supplémentaire). S’il est uniquement transporté en camion, son indice carbone est doublé. En résumé, il ne faut en tout cas pas le faire venir de Chine !

L’étude recommande à l’Etat de Genève d’utiliser pour ses constructions du bois provenant de forêts gérées durablement et situées à proximité du canton.

-Vous êtes architecte. Estimez-vous que toutes les parties d’un bâtiment peuvent être réalisées en bois ?

- L.T. Dans notre bureau, nous ne sommes pas des intégristes et pensons que chaque matériau a sa place. Ainsi, les fondations nécessitent une bonne protection face à l’humidité, un rôle que joue très bien le béton. Dans l’étude, nous avons analysé plusieurs scénarios pour des constructions allant jusqu’à 8 étages. Un bâtiment en bois, avec sous-sol et rez-de-chaussée en béton, est plus vertueux à chaque étage supplémentaire : plus on augmente le nombre d’étages, plus on dilue l’impact du béton et plus les bénéfices de la construction en bois sont importants. Le bois étant léger, il n’y a en effet pas besoin de modifier les éléments porteurs, au contraire d’un bâtiment classique qui nécessite une forte augmentation du dimensionnement de la structure porteuse (fondations et étages inférieurs) pour pouvoir supporter le poids des étages supplémentaires. Il faut alors rajouter des matériaux gourmands en carbone (ciment, aciers d’armature, béton d’enrobage, etc.).

-Pourquoi l’étude s’est-elle arrêtée à huit étages ? Est-ce à dire que vous ne recommandez pas la construction de bâtiments en bois plus hauts ?

- L.T. Si, on peut construire plus haut sans problème, mais les normes contre le feu sont alors différentes. En effet, il y a une catégorie pour les bâtiments de moins de onze mètres, puis une autre qui s’étend de onze à trente mètres, dont les normes sont plus contraignantes. La plupart des matériaux anti-feu sont très gourmands en carbone mais là aussi, plus il y a d’étages, plus la construction devient vertueuse. L’étude s’est concentrée sur huit étages car des immeubles plus élevés sont relativement rares à Genève.

Nous n’opposons pas les matériaux, et pensons qu’il faut rester ouverts. A chaque fois que l’on peut se passer d’un matériau très carboné par un moindre, il faut le faire, en gardant les ressources plus gourmandes uniquement pour les parties très techniques.

-S’il y a néanmoins un choix à effectuer : pour quelle(s) partie(s) d’un bâtiment le bois est-il le plus efficace ?

- L.T. La charpente et la structure principale, qui sont à l’abri des intempéries et dont la durée de vie est donc quasi illimitée. Les matériaux peu transformés peuvent servir d’immense puits carbone. Et en fin de vie du bâtiment, le bois peut être démonté et réutilisé tel quel, contrairement au béton qui doit être concassé et ne pourra resservir que sous une forme dégradée (seulement des agrégats ou du béton de moins bonne qualité). Les poutres, poteaux et panneaux en bois peuvent ensuite être transformés en pellets ou déchiquetés en pulpe pour du papier. La chaîne est ainsi beaucoup plus longue : entre l’arbre et le matériau brûlé, il peut se passer plus de 200 ans, avec plusieurs utilisations possibles. Entre temps, les arbres replantés pour remplacer ceux utilisés pour la construction auront pu repousser plusieurs fois !

-Et au contraire qu’est-ce qui est plus compliqué ?

- L.T. Dès qu’il s’agit de parties subissant les intempéries, cela devient plus compliqué. Car si l’on vernit et peint, cela peut devenir contraignant. C’est également une question d’esthétique. Certains aiment le bois et souhaitent le voir, d’autres veulent que la façade soit toujours identique, donc préfèrent p.ex. le crépis (on peut alors avoir une structure en bois sous le crépi ce qui ne change pas fondamentalement le bilan global du bâtiment).

-Y a-t-il des méthodes pour augmenter la durée de vie globale du bois ?

- L.T. Il faut que les assemblages soit réalisés autant que possible par des éléments mécaniques (vis, clous, …). Le problème, c’est que pour raccourcir la durée des chantiers, les gens travaillent souvent avec beaucoup de colle et de mousse, ce qui rend difficile la récupération du bois à la fin de vie du bâtiment. La question des assemblages est donc très importante. Or beaucoup d’architectes, d’ingénieurs et d’entreprises de construction ne sont pas bien formés par rapport au bois et n’ont pas une vision juste de celui-ci. Le bois n’est pas comme du béton que l’on peut couler et qui peut prendre n’importe quelle forme. Il nécessite une bonne réflexion au départ, ce qui rebute parfois les gens, car une telle étude exige un peu plus de temps et d’énergie.

-Dans l’interview que Thomas Büchi, le fondateur de Charpente Concept, avait accordé à Genie.ch, il mentionnait que la durée de chantier est beaucoup plus rapide avec le bois qu’avec d’autres matériaux. L’avez-vous aussi constaté ?

- L.T. Oui, c’est juste. Quand on travaille avec un ingénieur comme lui et un chantier bien pensé, ce dernier est beaucoup plus rapide, de l’ordre d’un bon tiers.

-Et qu’en est-il du coût ?

- L.T. Le bois coûte plus cher au départ, mais si le maître d’ouvrage gagne plusieurs mois grâce à un chantier plus court, cela représente des économies pour lui et des loyers supplémentaires, ce qui rend le bois plus compétitif. Mais je le répète, cet atout est vrai pour autant que le bâtiment ait été pensé pour du bois, sinon l’adaptation par les ingénieurs demande du temps et des efforts : si le bâtiment a déjà été mis à l’enquête, il faudra des renforts techniques (colles, rajout d’acier, assemblage complexe…), ce qui coûtera alors très cher.

-Est-ce que vous sentez une demande croissante pour des constructions en bois ?

- L.T. Oui, depuis une dizaine d’années et surtout depuis le Covid, les demandes affluent. C’est un vrai effet de fond depuis les années 2000 et avec la crise actuelle, les gens se mettent à réfléchir et veulent faire les choses différemment.

-C’est plutôt une bonne nouvelle ! Et comment cela se traduit sur le secteur ?

- L.T. Des entreprises méconnues jusqu’alors arrivent à devenir des références dans certains domaines. Il y a aussi des sociétés qui s’engouffrent dans la brèche, sentant les opportunités. Tant mieux, si elles sont sérieuses et si elles font les choses correctement. Mais trop souvent, les gens pensent savoir et se cassent la figure, ce qui a pour conséquence que les clients deviennent très critiques par rapport à ces solutions. Ils sont déçus et négatifs par rapport au bois, alors que c’est la mise en œuvre qui a été le problème, pas le matériau lui-même. Cela provoque beaucoup de torts aux biomatériaux.

Nous sommes parfois appelés pour intervenir comme expert afin de réparer les erreurs..

-Une grande partie du travail des architectes consiste en des rénovations. Quels conseils donneriez-vous pour des rénovations de bâtiments construits avec des matériaux « classiques »?

- L.T. En effet, nous réalisons beaucoup de rénovations. Les matériaux écologiques ont une vraie place à occuper dans les rénovations. Prenez les isolants : l’avantage des matériaux naturels, c’est qu’ils laissent respirer, ce qui est particulièrement important dans les anciens bâtiments, pour éviter les problèmes d’humidité.

En outre, les rénovations sont souvent associées à une densification, avec des agrandissements ou des surélévations, ce qui augmente les volumes. Or le bois compte deux importants avantages : en cas de surélévation, comme il est léger, il n’oblige pas ou peu à renforcer les fondations existantes. Par ailleurs, il permet une préfabrication, ce qui rend les travaux beaucoup plus rapides, un avantage considérable pour les habitants qui restent dans l’immeuble. En quelques jours, on arrive à ajouter un étage.

-L’étude s’intéresse aussi au mobilier. Que peut-on recommander ?

- L.T. Je n’ai pas participé à cette partie. Toutefois, je peux dire que la question du mobilier rejoint le reste de l’étude : quand le mobilier contient beaucoup de colles et de matériaux synthétiques, le bilan carbone global est assez élevé, car l’énergie grise et importante, en raison de la difficulté à les recycler. Il est clair que le prix d’achat du mobilier en bois massif n’est pas le même, mais sa durée de vie est tout autre. Et attention aux effets mode : beaucoup de mobilier finit à la déchetterie car on ne le trouve plus joli. Peut-être qu’avec des bureaux plus sobres, leur durée serait plus longue.

Pour en savoir plus sur Lutz Architectes, cliquez ici.

*Quantis Utilisation du bois dans le bâtiment. Analyse environnementale.
 L’Etat de Genève a mandaté Quantis, société de conseil dans le domaine durable et l’analyse du cycle de vie des produits, pour produire une analyse sur l’utilisation du bois dans le bâtiment. Cette dernière avait besoin d’un expert pour le descriptif d’un bâtiment et des matériaux. Pourquoi Lutz Architectes ? « Elle s’est tournée vers un architecte non genevois pour éviter les conflits d’intérêts et assurer une neutralité, d’autant que notre bureau n’a quasiment aucun mandat à Genève et ne réalise pas de mandats publics », répond Luc Trottier, co-auteur de ce rapport aux côtés de Violaine Magaud et de Denis Bochatay, tous deux de Quantis.

Entretien et rédaction réalisés par Aline Yazgi pour l'équipe Genie.ch (publication le 07.12.2021).
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Modérateur

Arthur Bonglet

Community manager